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mardi 19 septembre 2017

L’inconscient d’aujourd’hui, de plus en plus piège insondable ?

(in "grand profits et petits partages" - par Georges Botet Pradeilles, l'Harmattan)

Décryptages, évitements ou partages ?
Avec la participation de Saverio Tomasella et Anne Laure Galtier, psychanalystes.
Petit état des lieux ; commençons par l’humain post moderne…  


L’esprit humain n’est pas fait pour la sérénité.
Le drame vient presque toujours lui faire insidieusement trame de fond. S’il se penche sur son expérience intime, il rencontre semble-t-il plus que jadis les affres de la singularité. Chacun est le lieu de cette aventure solitaire inquiète qui nous confronte sans cesse à nos impuissances et nos limites. Trouver la paix en soi est une tentative toujours inachevée.
Les quêtes du désir ne saisissent jamais vraiment leurs objets. Dès que tenus ils perdent le goût stimulant du manque et deviennent insatisfaisants. Le drame toujours renaissant vient alors tenir le sujet en haleine. La profusion de commodités, d’informations et de tentations de notre temps est-elle vraiment rassurante ? Certes la suractivité, les rencontres et les consommations de tous ordres, devenues d’ordre courant, protègent l’esprit d’une réflexion qui pourrait le troubler. Mais cette saturation est-elle suffisante ? Les rencontres avec soi-même apportent souvent cette impression « d‘inquiétante étrangeté » sans vraies réponses ni point de fuite. Par une hygiène intuitive, l’esprit sait ordinairement se dégager de l’introspection souvent naufrageuse. La solitude des victimes permanentes de leur image fait ces drames nouveaux de notre temps qui s’annonçaient jusqu’à l’écriture avec « Le petit chose » et « poil de carotte ». Mais dès que l’on se tourne hors de soi, vers le monde des présumés semblables, il faut se confronter à l’étrangeté irréductible d’autrui. Ici tout n’est qu’instants de partages illusoires, de craintes, de jalousies et d’hostilités. Le catalogue des griefs se constitue et s’étend. La plainte et le procès sont toujours imminents. Sans sérénité intérieure et sans sécurité au dehors la place du sujet est devenue congrue. La société ne sait répondre à cela que dans les surenchères de la possession, de la promotion et des pouvoirs illusoires sur autrui et sur soi-même.
La sortie d’enfance est aujourd’hui une désillusion corrosive. L’enfant joue et croit. Il conjugue aisément le singulier et multiple avec une belle indifférence aux mesures du temps, de l’espace et du convenu. Avec les immanences raisonnables et catégorielles de la violence adulte actuelle, toujours comptable, dont la rencontre sans innocence est toujours rude il lui faut quitter et dénier, sans espoir de retour, le monde imaginaire du jeu, des partages, des mythes, des contes, des rêves et des légendes. Le réel de l’efficace et du probatoire selon les normes en vigueur exerce un totalitarisme sans faille.
Le pire des pertes et des manques infantiles, fait de désamours, de deuils, de cruautés et d’indifférences à subir est alors voué au déni obligé et confiscatoire des schématisations adultes. Ce déni encrypte ce que l’oubli saurait renvoyer à quelque acceptable nostalgie aigre douce quelque peu énonçable. Chacun est dépositaire du secret de ses drames infantiles dans un interdit quasiment intransgressible. Mais leur retour est imminent à l’irruption des signaux, parfois infimes, qui en font rappel. Une sortie de ces cryptes réveille, de manière parfois amplifiée, la puissance dévastatrice des émotions jadis ressenties. L’horreur des maltraitances, abandons, séductions perverses ou incestueuses, se réveille dans l’immédiateté d’un possible violent qui restaure la fragilité infantile. Nul n’échappe à cette résurgence étrange de la révélation des secrets tragiques dans la confrontation avec l’implacable réel adulte. Nul n’évite alors les retours de l’impact des ressentis enfantins. Il réveille les émotions des représentations perdues ou transformées par le travail dissimulateur de la mémoire. La violence intrusive déjà subie se ranime. Il n’est pas de désastre adulte qui ne s’inscrive dans les rémanences d’un drame enfantin vécu ou fantasmé.
Ce réveil ne saurait se faire sans angoisse dans la solitude. Il demande l’accueil d’une chapelle accessible suffisamment peuplée d’aimables vivants avec leurs rituels (peu importe s’ils sont fantaisistes et tant mieux s’ils sont imparfaits !) … Les logiques du sujet s’inscrivent souvent implacablement dans la faute ou le regret. On ne saurait en émerger que par une résilience avec un brin de foi inexplicable qui se construit davantage avec l’aide de présences subtiles opérant dans le registre de l’étonnement et le charme de la rencontre. La docte pertinence du savoir « professionnalisé » a sans doute peu à faire ici. On ne peut se rassurer que dans des liens discrets venant en complicité de nos inquiétudes intimes. Ce semblable témoin ne saurait en aucun cas s’exonérer des mêmes incompréhensions et des mêmes abus que ceux qui nous accablent.  
Peu d’entre nous deviennent aujourd’hui adultes solides dans notre monde aseptisé sans les rituels archaïques des passages initiatiques de jadis. Les épreuves rituelles de croissance suggéraient et signifiaient le risque fatal qui nous inscrit dans la condition humaine. L’imaginaire d’aujourd’hui conserve davantage en l’état l’horreur primitive des angoisses du nourrisson et les peurs fantasmatiques du petit enfant. Le monde raisonnable, comptable et commercial où nous sommes en fait le déni absolu. La sortie des « mausolées » infantiles que génère l’état humain actuel est devenue une aventure improbable ou hasardeuse pour notre inconscient tellement représentatif. Ce n’est pas un « halloween » cathartique à mettre en scène par un bon praticien « bienveillant », friand d’inconscient aseptisé, conceptualisé jusqu’à la caricature… Les praticiens trop récents (ou trop sûrs de leur art !) peuvent se réjouir trop vite de « décrypter ». L’effet inducteur des mots porte aux réductionnismes lapidaires. L’interprétant peut avoir raison, (ou le croire !), mais son « Eureka » ne saurait avoir d’écho que dans les conciliabules universitaires aseptisés. Talleyrand disait qu’avoir trop raison mène finalement à avoir tort. C’était un expert en matière des paradoxes de l’humain. La tentation « professionnelle » du jugement « savant », stratégique ou thérapeutique, donne une fausse compétence affichable, explicative et justificative opportune. Bien sûr on masque cette suffisance par une bienveillance de principe affectée par une feinte que l’on croit éthique. Le management comme la thérapie se font « métiers » bien plus qu’art.
Mais l’inconscient est indifférent à l’ordre et aux logiques. Comme le rêve il déplace, transpose et condense. Seul le symbole lui fait sens. Les primitifs le savaient bien en peignant aux parois de leurs cavernes le pouvoir de leurs rêves qui était support représentatif nécessaire de l’insertion au monde de l’étrangeté humaine différente des autres déclinaisons du vivant. Les peintres de la préhistoire étaient en quête d’un talent et d’une esthétique qui transcendaient largement leurs habiletés de chasseurs. L’inconscient d’aujourd’hui, réduit à l’impossible fonction d’objet raisonnable, est devenu sans échappatoires sauf pour les artistes et les fous.
Le bon praticien bienveillant, et consacré par quelque école ayant pignon sur rue, cherche à « normaliser » les conduites. Il conceptualise même l’inconscient dans un souci de remise en forme correcte « réparatrice », croyant apaiser ainsi les frustrations, les jalousies et les peurs archaïques.


L’enfance protégée et idéalisée d’aujourd’hui n’est plus celle de jadis, réprimée, contrainte et parfois violentée. Si l’inconscient est toujours « l’infantile en nous » que postula Freud, il faut modifier notre conception de sa structure et de ses effets. Nous ne sommes plus confrontés dès l’enfance aux violences familiales et sociales mais aux bonnes intentions manifestes et aux duperies « politiques » qui promettent le comblement des vœux. Cela prépare peu aux efforts assidus, aux rudes affrontements et aux probations incessantes dans notre monde aseptisé plus sournoisement impitoyable que jadis. Les passages initiatiques archaïques rituels imposaient aux adolescents des épreuves souvent cruelles. Elles suggéraient et signifiaient le risque fatal qui nous inscrit dans la condition humaine. Les « résiliences » en devenaient sans doute plus faciles pour des sujets initiés et un peu « aguerris ».
Le monde administré fait le déni du pire et crée l’illusion permanente du contournement des menaces. Le principe de précaution, la présomption d’innocence et le risque zéro viennent aseptiser l’espace imaginaire. Mais l’imaginaire infantile archaïque conserve en l’état l’horreur primitive des angoisses d’abandon du nourrisson et les peurs fantasmatiques immémoriales. Comment cet inconscient peut-il s’ajuster avec les logiques perfectionnistes savantes et sociales ? Les jeux numériques d’aujourd’hui, auxquels tout enfant s’adonne compulsivement (et parfois addictivement !) avec passion, proposent une sauvagerie aventureuse reconstituant virtuellement une violence effacée du monde social. Mais le voici adolescent puis jeune l’adulte, confronté aux logiques organisationnelles du monde correct, étriqué et désespérant des justifications obsessionnelles médiocre et des revendications hystériques dérisoires. La communication devenue trop raisonnable et stérilisée, faite de signaux plus que de sens, fige les rapports relationnels. La mise en récit ordinaire ne fait plus pièce épique et mythe poétique dont on puisse tisser son imaginaire quotidien comme on le faisait à quatre ans, sans cesse entre rire et larmes. Où exposer les cruautés et les violences, réelles ou imaginaires mais ressenties, que l’on porte et que l’on subit ?  Le plaidoyer justificatif et la plainte pour dommage subis sont devenus l’ordinaire des préoccupations humaines. Par chance la saturation télévisuelle par l’information surfaite et le racolage émotionnel, tirant parti de tout événement mis astucieusement en scène, servent de dérivatif opportun.
Le soin de l’esprit est une préoccupation immémoriale qui passait par l’invocation de puissances sacralisées et la pratique propitiatoire de rites sacrificiels. Vouloir comprendre explicitement « l’autre » dans sa souffrance, la définir par un modèle explicatif et lui accorder des soins raisonnables est un exercice extrême et original d’aujourd’hui. Cette innovation supplante le recours magique, explicite ou implicite. Il est certes toujours tentant et certains s’y attachent, car il est source de gains économiques. Le chiffre d’affaire des guérisseurs et devins surpasse sans doute celui des meilleurs psychiatres. Mais il faut renier là le pragmatisme scientifique et l’éthique de principe que l’on prône en école. C’est donc en toute laïcité, connaissance de cause et nudité de croyance qu’il faut se hasarder à devenir aujourd’hui thérapeute face au nouveau sujet privé de croyances, de sacré et voué au déni de ses fantasmes enfantins. On saisit là tout le paradoxe de l’enjeu que constitue la conduite de l’humain dans nos temps post-modernes. L’esprit humain est toujours « ailleurs ». Les logiques du sujet n’ont pas d’explications pertinentes. Le patient s’habille seulement des projections du professionnel qui veut rassurer ou guider, toujours trop crédule en son pouvoir. Il finit même parfois par lui ressembler quelque peu, ce qui peut certes faire semblant et prothèse, mais s’avère dommageable à terme pour la liberté du sujet.


Un premier principe s’impose. Il faut suspendre là toute implication de soi qui induirait des jugements projectifs. Il faut se résoudre à accepter en l’état l’étrangeté d’une singularité solitaire « autre » dans ses errances et ses folies. Dans ce silence du praticien, « l’autre » parvient parfois à énoncer l’indicible, l’inavouable et le désespérant qui le taraudent. Tout ce qui n’a pu se dire des drames secrets de l’enfance et des deuils fait peu à peu récit « reconstitué » dans ce silence attentif. C’est ici que le praticien doit se dépouiller des projets bien intentionnés ou de l’envie sournoisement perverse d’infléchir, de conformer et de manipuler l’autre discours. Avec suffisamment de dépouillement de l’écoute, il ne restera de l’énonciation qu’un récit faisant mythe partagé où le sujet et son témoin se rencontrent dans une prise de sens qui les dépasse. Cette symbolisation spécifiquement humaine est matrice de tout art, de tout rite et de tout assomption des situations et de leur objet. Le drame originaire singulier et la crainte archaïque de l’autre se théâtralisent dans la mise en scène de leur métaphore symbolique. Le patient ayant suffisamment dit de lui-même peut retourner sans peur au soin de ses objets qui sauront être bien plus reconnaissants que les vieux fantômes dissipés dans la brume des paroles.
Nous découvrons là le temps déraisonnable de la psychanalyse à l’écart de l’objectivation et de l’interprétation rassurante. Les praticiens trop sûrs de leur art se réjouissent souvent trop vite de « décrypter » … L’effet inducteur des mots porte certes aux réductionnismes lapidaires et artificiels. L’interprétant peut avoir raison, ou le croire, mais son « Eureka » ne saurait avoir d’écho que dans les conciliabules universitaires … La réflexion théorique fondamentale ne peut se réarticuler que dans « l’après-coup » en venant « habiller » peu ou prou, et avec une habileté quelque peu artificielle, l’inachevé et l’informulable des ressentis perdus…
L’inconscient est ailleurs, dans une « autre » histoire sans ordre qui entretient et contient les errements de l’esprit et du corps. Le sujet ne peut que s’égarer dans les impasses interprétatives. Rien ne saurait faire foi que les retrouvailles émotionnelles avec les reliques secrètes et pieusement conservées des cryptes de l’enfance. L’on n’est pas obligé d’en faire conversation intelligente ou étalage conférencier. Le praticien est un témoin valant par son attention sans aucun préjugé et sa qualité de présence indépendante. L’imperfection formelle que signifie son silence permet les partages des secrets profonds avec un « semblable » acceptant l’illogique, et même la déraison. L’historisation du sujet fait peu à peu récit dans ce silence attentif qui est accueil réel, mais sans la complaisance inspirée par le principe d’empathie affectée. La présence est soin si elle se déleste de la tentation « professionnelle » faite de suffisance savante.
Vouloir comprendre trop explicitement ferme à l’écoute sans préjugés de la singularité des drames secrets de l’enfance. La violence adulte inconsciente, réductrice et catégorielle autour du « savoir », toujours trop bien intentionnée (ou sournoisement perverse !), est un barrage à cette infra communication entre humains qui fonde la subtilité du lien. Au-delà de l’impasse interprétative, la psychanalyse devrait progresser (et gagner en crédibilité !) en assimilant mieux les prudences face à ses « casse-pipe » internes où la méthode d’école inspire le « professionnalisme » algorithmique. Lorsque le sujet s’aventure aux bornes de son inconscient le professionnel doit avoir la délicatesse de l’archéologue ouvrant une crypte. Tout est d’une infinie fragilité. Il faut lire Maria Torok qui reprit quelques loupés de sortie de crypte. Bion, eut l’intuition d’un point d’inflexion lié à l’interprétation du praticien habile poussant son patient à l’introjection de quelques interprétations … Ce patient « habillé » alors des projections du professionnel. Ne peut faire autrement que de lui ressembler, ce qui peut certes faire quelque temps prothèse, mais s’avère dommageable pour l’advenue de la liberté du sujet.
Il y a sans doute nécessité de disjoindre l’indispensable rigueur de la réflexion théorique fondamentale de la part d’oblativité et d’effacement nuancé qui vient faire vertu majeure dans la pratique. La conjugaison n’en est ensuite que meilleure ! Elle demande peut-être un autre lieu et des instances libres et rigoureuses de supervision professionnelle.


Mais il faut quelques partages symboliques (S. Tisseron) « épurés » qui viennent faire foi « en surface » dans la relation thérapeutique. Le temps de la psychanalyse est certes un temps de silence, mais c’est aussi un temps partagé d’ouverture au monde qui passe implicitement par la culture, le livre, le cinéma et surtout l’aventure théâtrale où le corps lui-même se fait parole, écriture ou chant. Cette communauté de condition humaine s’éprouve et peut se vivre en toute circonstance.  Laissons venir ici le témoignage d’une jeune psychanalyste : « C'est bien mon souci quotidien en séance. Il ne faudrait rien dire, il faudrait ne rien dire. Et pourtant j'en suis bien incapable ... J'y retrouve le dilemme de ma vie d'enfant. Dire ou ne pas dire, telle est ma question. ». Cette suspension entoure un souci de retrouvailles étonnées, fécondes et paritaires du sujet praticien avec le sujet « en l’état ». Les patients savent mieux que le psychanalyste ce qui peut leur faire limite et contenant. Ils sont là pour cette reconnaissance partagée d’un espace vivable dont ils osent la redécouverte en toute imprudence quitte à ouvrir les cryptes infantiles. Il importe que le praticien n’y apporte pas d’obstacle et sache même parfois à l’occasion se faire le facilitateur en devenant un sujet semblable. Toute certitude praticienne fait clôture. Les « courts circuits » de l’intelligence adviennent dans un espace scénique (suffisamment partagé) fait d’immanence, de rêve, de culture et d’esthétique. Si rien ne fait autorisation, échange, ou brèche que nous signifie un tiers complice, cet espace demeure redoutablement fermé.
Nul ne saurait se dire psychanalyste s’il n’amène son patient à un meilleur ressenti de la liberté d’être et de choisir dans l’indétermination permanente des mots et des sentiments. Le langage se délie des formes convenues pour se faire à terme « parole » singulière libérée des empricompulsions et des aliénations idéologiques. Alors que toute certitude praticienne fait clôture. La liberté de l’énonciation peut même échapper au cadre thérapeutique du cabinet du praticien pour venir s’exprimer en ville. On pourrait appeler cela la « guérison ». Elle apparait dans la simplicité accrue et l’opportunité intuitive des conduites.  
L’expérience analytique pointe une ouverture transgressive et décisive dans les vacillations de l’humain « post moderne », plus que jamais périssable et mortel, saisi entre l’impossible de ses pulsions et l’impuissance que lui imposent les contraintes sociales prédéterminées et fallacieuses. Il lui faut devenir l’inventeur perpétuel de nouveaux possibles à chaque nouveau déséquilibre. S’être fait un temps « patient » dans l’épreuve de l’indétermination analytique protège peut-être (et quelquefois certainement !) des folies intimes et des fureurs du pire des tempêtes de l’environnement. Cette culture suspensive du temps renvoie à la quête amoureuse et métaphorique inachevée de « l’objet », imparfait et fuyant, qui nous fait raison d’être imaginaire dans une étrangeté du monde des objets et des êtres devenue quelque peu esthétique, ce qui est peut-être la meilleure définition du vivable pour l’humain.    
Les lieux d’accueil ainsi ouverts, intelligents et mesurés sont infiniment peu nombreux. Il faut les avoir longtemps cherchés pour trouver la magie rare des vraies rencontres face aux impasses matérialistes et aux normalisations comportementalistes. En ces lieux improbables, les modalités de communication vont du questionnement Socratique au silence psychanalytique. L’intelligence inventive et l’esprit libre circulent et balayent préjugés et routines, souvent en toute simplicité et usage de sens commun. L’illusion doctorale du savoir préconçu cesse même de générer ses emprises et ses normes. Il n’est ici de bon « maître » que celui qui suggère de rares règles en toute impartialité. Il saura parfois rappeler les bornes, mais donne la liberté d’être en sachant toujours s’effacer opportunément. La transgression est permise et s’accompagne du sourire venu d’ailleurs que Brassens énonce ainsi dans sa chanson pour l’« Auvergnat » : « Elle est à toi cette chanson, toi l’étranger qui sans façon m’a souri lorsque les gendarmes m’ont pris ». Il n’est pas d’accompagnement qui vaille sans l’autorisation salutaire et inconditionnelle d’advenir donnée à l’autre dans une liberté qui nous est tellement usurpée et confisquée par les familles, les organisations et la compétence armée.
Pour conclure dans cet esprit, rappelons la vocation laïque et libertaire de la psychanalyse qu’imagina révolutionnairement Freud pour accompagner les plus fragiles ou les plus originaux d’entre nous dans leurs « traversées des tempêtes ». L’insondable de l’inconscient peut même ne plus faire mystère appelant les pratiques ésotériques. L’infinie simplicité des questions implicites de la psychanalyse fait rebond et, surtout, ouverture :
« Que se passe-t-il là pour toi ? Que veux-tu ? Que cherches-tu ? Que ressens-tu ? Qu’en penses-tu ? Que désires-tu ? Où veux-tu en venir ? »
L’enjeu est, chaque fois, de sortir de l’idéalisation et des conceptualisations explicatives « ad hoc » pour entrer en relation avec des êtres réels dans des relations réelles. Cela n’est possible que si le psychanalyste ne se pose pas en « maître à savoir » : nous sommes tous des psychanalystes très imparfaits. Il est alors indispensable de laisser tomber toutes les théorisations, idéalisations, abstractions et volonté de puissance « thérapeutique » qui viennent – très imparfaitement – faire barrage aux angoisses face à la finitude et à la fragilité. Nous sommes au-delà d’un prétendu « humanisme », qui devient souvent sot, ou d’un « professionnalisme » qui s’approprie l’ordre symbolique de façon mécaniste sans aucune précaution d’usage. La psychanalyse est le lieu d’une autre connaissance, où le langage amène le sujet lui-même à surmonter ses contradiction intimes de manière éminemment courageuse (et même politique !) face toute forme d’emprise subie ou introjectée…
La sagesse ultime serait d’abord de ne pas vouloir trop pour l’autre ou pour le groupe, de ne pas vouloir absolument les changer pour les façonner selon nos fantasmes les plus chers ou les plus féroces : laissant enfin l’espace et le temps au sujet pour que la créativité et l’inventivité soient présentes à chaque rencontre, autant que faire se peut… Ce renoncement paradoxal n’est ni facile, ni authentifiable, ni jamais acquis, ni même peut-être vraiment transmissible ou enseignable. Confronter autrui à la liberté d’être et de penser est une expérience courageuse, et inévitablement bouleversante. Elle est finalement politique. Nous sommes loin du soin infirmier charitable. C’est cette « peste » apportée au monde du matérialisme et des certitudes par la psychanalyse naissante que Freud invoqua à Jung et à Ferenczi sur le pont du vaisseau qui les amenait vers le « rêve américain ».   
Il faut là une ouverture transgressive et décisive. L’humain se sachant périssable et mortel est prédestiné à être l’inventeur perpétuel de nouveaux possibles à chaque nouveau déséquilibre. S’être fait un temps « patient » dans l’indétermination analytique fortifie et protège peut-être (et quelquefois certainement !) des folies et des fureurs du pire. Ce temps suspensif renvoie à la quête amoureuse et métaphorique de « l’objet », imparfait, fuyant (et jamais conquis !), qui nous fait raison d’être imaginaire.
L’esprit humain n’a aucune prédisposition à la sérénité. Mais il se protège des aléas du monde par de multiples défenses et dénis. Il s’arroge des pouvoirs qui se soutiennent de sottise, de prétention, de jalousie et parfois de méchanceté ordinaire. Ce cumul protecteur donne l’illusion d’aller bien. Mais on voit ici combien il importe de se méfier d’autrui autant que de ses propres faiblesses. Certes il avance aujourd’hui sous des masques plus aimables et trompeurs que jadis, mais le semblable n’en est que plus redoutable par ses appétits, son indifférence et l’étrangeté de son monde toujours parallèle.
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