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mardi 25 avril 2017

ARTICLE

Hommage à Elsa Cayat

Isabelle Baldet
Psychanalyste à Lille.

Biographie et bibliographie

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Elsa Cayat, née en 1960 à Tunis, était une psychiatre et psychanalyste française. Elle était également une collaboratrice de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdodepuis quelques années, pour lequel elle tenait la chronique « Divan », deux fois par mois, abordant des sujets très divers tels que l’autorité parentale, la sexualité, le désir, la violence, la Shoah… Sa dernière chronique parue traite de Noël, « Noël ça fait vraiment chier », dont le titre est issu d’une remarque d’une de ses patientes. Elle était aussi très engagée dans l’association Terre de colibris, dont l’action est de contribuer à sauvegarder les forêts en danger et à préserver les cultures et modes de vie des peuples autochtones d’Amazonie. Elle avait participé en octobre 2013 à un voyage écotouristique à la rencontre de la forêt amazonienne et des peuples autochtones [1].
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Fin décembre, dans Charlie, elle concluait ainsi un article : « La connaissance de l’inconscient montre quelque chose de difficilement réalisable, l’autonomie et la puissance de vie en nous, l’existence d’une pensée qui nous transcende, qui concerne notre vibration singulière, mais aussi, au-delà de nous, l’universalité de l’esprit [2]. »
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Cette collaboration lui a coûté la vie lors de l’attaque du siège de Charlie Hebdodans le centre de Paris, le 7 janvier 2015.
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Elsa Cayat est l’auteur de deux essais : Un homme + une femme = quoi [3] ? et, en collaboration avec le journaliste de Charlie Hebdo, Antonio Fischetti, Le désir et la putain – Les enjeux cachés de la sexualité masculine [4] ; elle a aussi participé, par la publication d’articles, à deux ouvrages collectifs publiés chez érès [5]. Un article a pour titre « En quoi la fétichisation de la science par la technocratie aboutit-elle à la négation de l’homme et à l’éradication de la pensée ? », tandis que l’autre questionne « L’écart entre le droit et la loi ».
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Ses préoccupations étaient ainsi liées à des sujets d’actualité qui font se croiser le social, le politique et le juridique qu’elle observait avec un regard d’analyste.
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Les témoignages que j’ai pu lire sur le Net font tous part de sa rigueur intellectuelle et de sa liberté d’esprit. Elsa Cayat était une femme gaie, impertinente, exubérante, elle avait l’habitude de commencer chacune de ses séances de thérapie, en disant à ses patients : « Alors, racontez-moi ! » Ces patients témoignent de « son intelligence sans limite sous le masque de la provocation et de la gauloiserie » et rapportent ses « Ouais…. » qui ponctuaient parfois les séances, « un encouragement d’ogresse chaleureuse, comme si elle dévorait la bêtise, la peur, l’interdiction, la retenue, la culpabilité, tout ce qui entrave et rend malheureux [6] ».
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Si elle ne dément pas son inscription dans la lignée freudienne et lacanienne, Elsa Cayat ne s’empêche pas de s’opposer à certains points théoriques et développe sa propre théorie ; comme l’a rappelé le rabbin Delphine Horvilleur lors de ses funérailles : « Elle n’était ni freudienne, ni lacanienne. Elle était “cayatienne”, une école à part, l’école de quelqu’un qui chérit la liberté au point de l’enseigner continuellement à l’autre, l’école de quelqu’un qui sait vous scruter en profondeur et vous dire exactement où ça fait mal, où placer les mots, comment jouer avec eux pour que le langage vous soigne [7]. »
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La pensée qui se dégage de son œuvre est originale et subversive. Commençons par l’énigme qu’Elsa Cayat pose dans son premier livre et qu’elle va s’appliquer à résoudre.

Un homme + une femme = quoi ?

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Elsa Cayat s’attaque dans ce livre à une spécificité de l’être parlant, pierre angulaire de la cure analytique, à savoir l’amour, qu’elle circonscrit à ce qui pourrait être le résultat de l’équation posée dans le titre, entre un homme et une femme donc. Le livre a été écrit il y a plus de quinze ans et ne traite que du couple hétérosexuel. Elle reprendra cette question du couple et de l’amour par un autre biais, en 2012, lorsque l’actualité lui donnera l’occasion de faire connaître son point de vue sur l’homoparentalité et la pma.
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Dans cet ouvrage, l’auteur cherche à établir une métaphysique de l’amour et à comprendre quels en sont ses ressorts inconscients, avec l’idée que l’on peut être heureux en amour si, grâce à l’analyse, on arrive à faire émerger les coordonnées inconscientes qui déterminent le choix de la personne aimée, et la façon dont on l’aime. Elsa Cayat a, en ce sens, une vision très optimiste de l’analyse, qui serait capable de faire émerger la capacité à être heureux en amour : « … un homme plus une femme, cela pourrait produire du plus, à savoir du plaisir [8] » ; « … l’amour n’est pas forcément synonyme de souffrance et de mort, il peut être également synonyme de joie ». L’analyse pourrait engendrer une nouvelle façon d’aimer et de construire des liens plus apaisés, en partant de ce que l’on est vraiment. L’auteur défend l’idée que, grâce à la cure analytique, le rapport à l’autre peut être source d’un plaisir pacifié et, qu’en réapprenant au sujet à s’aimer et à se respecter, l’analyse donne les conditions nécessaires au respect de l’autre.
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Si Elsa Cayat s’inscrit dans la lignée de Freud, elle n’hésite pas à s’opposer à lui et à défendre la spécificité de sa propre pensée. Elle développe, comme lui, l’idée que la haine est aussi présente que l’amour dans les relations filiales puis avec les partenaires ultérieurs, même si elle est masquée. Mais elle soutient qu’il se trompe lorsqu’il avance que la haine est première. Pour elle, le nourrisson témoigne d’une ouverture au monde, d’un élan vers l’autre qui est plus fort que la volonté de dévorer et détruire. De plus, le nourrisson, n’étant pas différencié, ne peut avoir la haine de l’autre, puisqu’il n’existe pas encore pour lui.
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Elsa Cayat remet aussi en cause le mythe freudien fondateur de Totem et tabou qui n’est, pour elle, qu’une construction pouvant aussi bien être renversée, le meurtre du père étant le résultat d’un déplacement du désir du père de tuer ses fils… On le voit, la psychanalyste prend des libertés avec Freud et Klein et affirme sa pensée : « Car ce n’est pas la haine, contrairement à ce que dit Melanie Klein, qui est à l’origine, ni le meurtre du père, comme Freud l’avançait, mais bel et bien l’amour [9]. »
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Elsa Cayat croit en l’amour et en la psychanalyse, comme si la visée ultime de la cure était de faire surgir l’amour, en le dépouillant des aliénations et des peurs qui l’entravent et le masquent. Elle n’évoque jamais le transfert.
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Elle reconnaît cependant à la haine une place déterminante dans les rapports amoureux et la tient pour responsable de leurs échecs : « … il nous faut insister sur le fait que la commune mesure du déterminisme de l’échec amoureux n’est rien d’autre que la haine, la haine que l’amour porte comme une croix dans son dos [10] » ; et la haine serait l’avatar généré par la déception : « Or, ce que la psychanalyse recueille à propos de cette haine, c’est qu’elle part d’un amour absolu, rêvé, puis déçu. »
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Il suffirait donc, grâce à l’analyse, de retrouver cet amour primitif, la haine lui étant postérieure, fruit du décalage entre ce qui est attendu et ce qui est vécu, pour vivre heureux. L’amour tient donc, on le voit, pour elle une place centrale. On pourrait dire qu’elle est une utopiste de l’amour. Et travailler à Charlie Hebdo l’a mise en butte à la haine la plus radicale, la plus meurtrière.
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Elsa Cayat a lu Lacan et s’inspire de sa théorie de l’inconscient structuré comme un langage en affirmant la prégnance des signifiants et leur fonction déterminante : « En ce qui concerne Lacan, rappelons que ses grandes découvertes concernant notre sujet consistaient d’une part à accentuer, à généraliser, par rapport à Freud, l’impact constant du signifiant dans la génération du symptôme [11]. »
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Elle propose de nombreuses vignettes cliniques issues de sa pratique qui illustrent le pouvoir des mots. L’analyse permet de les décrypter et de dénouer les symptômes qui leur sont attachés : par exemple, l’analyse d’un étudiant en médecine, fils de médecin, déprimé après sa réussite en première année, met au jour que le pouvoir de distribuer des cachets se double pour lui d’une équivoque qui se condense dans « lettre de cachet », et qui le renvoie à la toute-puissance de son père, dont il se sentait le prisonnier. Autre exemple : une femme qui refuse d’avoir, avec sa fille, des rapports fondés sur l’obéissance, ne cesse de se plaindre que sa fille ne l’écoute jamais. L’analyse montre que le signifiant « obéir » condense pour elle ob, qui est une marque de tampon et « ire », qui signifie colère et haine, et renvoie la patiente à la place qu’elle prenait avec sa propre mère : être le tampon des règles maternelles en refoulant la part de haine et de jalousie à l’égard de sa mère et celle de sa propre mère à son endroit « afin de mieux l’auréoler de la toute-puissance qu’elle convoitait [12] ». On le voit, la clinicienne cherche dans le signifiant le nœud du symptôme.
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Et son appétence pour les jeux de mots se retrouve dans ses chroniques pourCharlie. Dans la dernière, publiée à titre posthume, elle écrivait : « La souffrance humaine dérive de l’abus. Cet abus dérive de la croyance, c’est-à-dire de tout ce qu’on a bu, de tout ce qu’on a cru [13]. »
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Son intérêt pour la langue et le trésor que renferment les signifiants ne l’empêche pas de remettre en cause certaines affirmations de Lacan. Elle n’hésite pas à qualifier de « provocante et excessive » son assertion qu’« il n’y a pas de rapport sexuel [14] » ou à lui reprocher le peu de cas qu’il fait du père, d’une part, en le limitant à un rôle d’interdicteur, d’autre part, en ne lui donnant une existence que dans la bouche de la mère ou dans le mi-dit : « À cet égard, je dirais que, contrairement à ce que Lacan pensait, le père n’est pas là exclusivement pour représenter dans le réel l’interdit, l’autorité, que ce soit dans la bouche de la mère ou même dans le mi-dit. » Elsa Cayat prône une « relation d’amour réelle et proche du père » et soutient que si le père représente l’autorité pour les enfants dans la bouche de la mère, cette torsion entraînera le fait que « l’enfant sera interdit d’aimer son père et qu’au bout du compte, il ne voudra pas de son amour », s’en sentant coupable [15].
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Si elle revendique son « frayage » avec Freud et Lacan, Elsa Cayat s’oppose diamétralement au comportementalisme, qui encourage à s’interdire les symptômes, niant leur place dans l’économie psychique : « C’est-à-dire que le problème du comportementalisme, dont tout sujet use quotidiennement avec lui-même, c’est que non seulement ça ne marche pas, mais encore le poids de la contrainte que le sujet exerce sur lui-même se retourne toujours au bout d’un moment envers lui-même et envers l’autre avec dégâts [16]. » Elle rappelle aussi que l’amour des parents pour leurs enfants « n’a rien de naturel » : l’existence de l’inconscient exclut celle d’un instinct paternel ou maternel. Elle n’hésite pas à prodiguer quelques conseils aux parents, le principal étant qu’ils parlent à leur enfant (de leur souffrance, de leur violence, de leur culpabilité) sans avoir peur de ternir leur image, lui offrant la possibilité qu’il leur parle aussi.
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Son intérêt pour la parentalité et la place des enfants la conduit à écrire, en 2012, un long article dans lequel elle commente la loi sur la bioéthique qui est pour elle contraire aux droits de l’homme, car elle empêche les célibataires et les homosexuels de devenir parents par le biais de la pma, préserve à tout prix l’anonymat des donneurs et interdit la gestation pour autrui.

« L’écart entre le droit et la loi [17] »

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Dans cet article, Elsa Cayat développe de nombreux arguments pour montrer l’iniquité de cette loi, qui institue une inégalité de traitement entre les hommes et illustre une dérive totalitaire, anti-démocratique. Ce à quoi je souscris complètement.
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Tout d’abord, cette loi, en érigeant la seule famille hétérosexuelle en modèle, s’inspire du fait qu’il y aurait une loi « naturelle », liée à l’idée que la nature est raisonnable, protectrice par essence, jamais brutale et donc garante d’une filiation réussie, ce que l’expérience infirme.
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La préservation de l’anonymat des donneurs s’inscrit dans le droit fil de cette conception, qui donne au lien génétique une place exorbitante, en niant la construction symbolique qui se tisse entre les parents et les enfants qu’ils élèvent. C’est comme s’il fallait interdire à l’enfant de connaître son origine génétique pour préserver sa relation aux parents qui l’élèvent, relation qui, sinon, serait détruite. Au contraire, Elsa Cayat soutient que c’est de « ne pas savoir » qui conduit l’enfant à un fantasme sans fin sur ses origines.
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En ce qui concerne l’interdiction des grossesses pour autrui, elle renverse l’argument selon lequel il faudrait protéger les femmes porteuses d’une logique marchande : cela revient à les considérer toutes vénales et irresponsables et à leur refuser le droit de décider ce qu’elles veulent faire de leur corps et de leur existence. C’est donc violer le droit des femmes que de leur interdire la gpa. De plus, établir une équation entre enfants issus de gpa et enfants nés sous x est complètement irrecevable : dans le premier cas, il s’agit d’un désir d’enfant et dans le second, de l’absence de ce désir et d’abandon. En outre, c’est encore une façon de magnifier le lien biologique in utero, au détriment du lien symbolique, qui est pourtant celui qui compte.
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Elsa Cayat conforte ses arguments en s’appuyant sur la théorie analytique et s’oppose aux psychanalystes qui défendent cette loi.
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Effectivement, la reprise d’arguments utilisant des concepts lacaniens pour justifier la nécessité d’une famille traditionnelle montre que ces idéologues n’ont pas compris la finesse de la théorie qui ne fait absolument pas coïncider « papa » et « Nom-du-père », et qui révise fondamentalement l’opposition entre les hommes et les femmes, décalant complètement de la biologie la différence entre les sexes. Elsa Cayat a, elle, bien lu Lacan.
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Elle remet en cause l’idée que l’enfant a besoin d’un homme et d’une femme pour accéder à la différence des sexes, car ce n’est pas en tant que telle que celle-ci fait question mais parce que cette différence pose la question de l’être et du rapport sexuel et que cette question est liée au langage et à son impossibilité à dire. Homme et femme sont des signifiants qui n’arrêtent pas une identité aboutie ; ils en font seulement « miroiter l’incarnation ». Accorder au pénis le pouvoir de sceller le manque n’est que la marque du pouvoir des mots. De plus, la différence sexuelle est présente chez tout être humain, notamment dans sa dimension fantasmatique. Et ériger le modèle du rapport sexuel procréatif au rang de nécessité psychique est fallacieux, c’est donner une place disproportionnée à ce fantasme et occulter ce qui se passe vraiment entre parents et enfant.
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Ce qui crée les symptômes de l’enfant n’est pas lié à la « normalité » du cadre dans lequel il évolue mais d’abord aux symptômes des parents que l’enfant reproduit. Celui-ci a besoin avant tout d’être soutenu, écouté, aimé par ceux qui l’élèvent.
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Cette loi relève donc d’un abus de pouvoir que la psychanalyse doit dénoncer.
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L’esprit totalitaire qui gouverne cette loi était présent aussi dans l’expertise de l’inserm sur les « troubles de conduite chez l’enfant et l’adolescent », et Elsa Cayat s’est appliquée à le démontrer en 2007 dans son article sur la fétichisation de la science.

« En quoi la fétichisation de la science par la technocratie aboutit-elle à la négation de l’homme et à l’éradication de la pensée [18] ? »

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Dans ce travail, Elsa Cayat démonte l’apparente objectivité du rapport de l’inserm et fait surgir ce qui le sous-tend. Elle analyse de près ses classifications qui illustrent comment la réification de la science transforme le psychiatre en technicien-technicisé, en policier garant de normes préétablies, et l’enfant en objet. Du coup, les rapports adultes-enfants ne sont régis que par l’obéissance. L’enfant n’est plus considéré comme un sujet, il est exclu de sa souffrance et « des problèmes qu’à travers elle il pourrait soulever » ; il est empêché de parler, de penser. Et cela pour le bonheur des thérapies comportementalistes et de l’industrie pharmaceutique dont les classifications psychiatriques alimentent le marché.
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L’esprit scientifique dont se réclame cette loi est complètement dévoyé, il s’agit ici de défendre « une religion de la science » et de se soumettre au « Dieu biologie », avec un idéal technocratique. La démarche scientifique est au contraire fondée sur l’expérience, sur la réflexion et sur l’idée que le savoir est faillible et qu’il ne peut pas arrêter « le sens du réel des faits », qu’il ne peut « incarner le réel ». C’est le contraire d’une religion, laquelle trouve des réponses dans un autre qui sait, un Dieu, et qui, du coup, arrête la pensée en proposant un chemin déjà tracé. La religion de la science exclut la pensée, nie l’homme.
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Dans ce fil, la psychanalyse, qui fait de l’individu un sujet en devenir et non une personne à redresser moralement, est elle-même niée dans le rapport de l’inserm. D’une part, parce qu’elle n’a pas vocation à établir des classifications de ce genre, qui sont aux antipodes de son éthique, et, d’autre part, parce que les classifications dont il est question dans le rapport sont complètement invalidées par la psychanalyse. Pour la psychanalyse, le normal et le pathologique sont un continuum et, du fait du langage, grâce à la parole, instrument de la pensée, le déterminisme n’existe pas : c’est bien ce que Freud a montré. De plus, l’existence de l’inconscient invalide l’idée qu’il y aurait une pensée dépouillée de fantasmes. La religion et la croyance en Dieu ne sont d’ailleurs que la meilleure preuve de la puissance du fantasme qui trouve son origine dans la peur de l’autre et le souhait de s’en remettre à une autorité qui sait. C’est pour Elsa Cayat justement autour de « ce fantasme de l’autorité qui sait » que ces classifications [celles de l’inserm] s’organisent. Considérer la science comme une religion ne peut que mener à l’aveuglement.
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Toujours en 2007, Elsa Cayat s’applique à étudier un tout autre sujet qui, bien que d’actualité, surtout en 2015, n’en reste pas moins tabou : il s’agit en effet de la prostitution, sujet qu’elle aborde par un angle extrêmement original, celui des ressorts qui conduisent les hommes à aller voir des prostituées.

Le désir et la putain – Les enjeux cachés de la sexualité masculine

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Elsa Cayat traite ce thème loin des considérations morales, moralisatrices et hypocrites véhiculées par la société et rédige un ouvrage salutaire présenté sous la forme d’un dialogue intelligent avec Antonio Fischetti [19], journaliste à Charlie Hebdo.
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La prostitution a à voir avec l’amour, thème cher à l’auteur dont la thèse principale est que la sexualité avec les prostituées permet de « laver l’amour de ce qui parasite et encombre le désir sexuel » ; elle a pour fonction de séparer amour et sexe : « Pour maintenir ailleurs le fantasme d’un amour lavé du sexe (ou plutôt lavé du dégoût que lui inspire le sexe) et pour s’épargner en amour la dépendance sexuelle qu’il [l’homme] n’accepte de facto qu’avec une putain [20]. » La justification de sa thèse se veut implacable : « Si ce n’était que du sexe, la masturbation suffirait. Mais il est question de l’autre et donc “d’amour” [21]. »
38
La prostituée permet à son client de s’oublier, d’oublier ce qui dans son passé lui a causé souffrance, déception, haine, culpabilité. Elle est un symptôme, une mise en acte de quelque chose dont il ne veut rien savoir, et dont la prostituée est le leurre, au contraire de la psychanalyse, qui décale et opère sur le symptôme en suspendant le faire et en passant par la parole. « Aller voir une putain sert non à ouvrir la question du symptôme, mais à y répondre en acte pour la fermer [22]. » C’est une sorte de médicament qui fonctionne sur une duperie, celle qui fait croire à l’homme que la femme détient l’essence de ce qui lui manque pour être un homme, qu’elle détient la clé de son être. Si elle est leurre, elle est aussi appât, car « elle offre le mirage de l’avoir ». L’homme veut croire que la prostituée va lui donner tout ce qu’il attend, va le compléter, va le faire exister pleinement, va le faire être. La prostitution joue donc avec la dialectique de l’être et de l’avoir, mais rate son but fantasmatique : « Ce n’est pas en ayant tout matériellement, ce n’est pas en baisant qu’on sera complété par l’autre en l’ayant [23]. »
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En outre, quelqu’un qui s’en remet à la prostituée pour faire naître son propre désir, se fait l’objet de la prostituée : telle est la pensée d’Elsa Cayat et d’Antonio Fischetti qui renverse ainsi le lieu commun selon lequel c’est la prostituée qui serait l’objet de son client. On pourrait croire que le client, en payant, s’offre la prostituée et peut tout lui demander : « C’est faux : chaque geste a son coût, chaque position a son prix… la prostituée domine le client en maîtrisant entièrement les modalités de la transaction [24]. » L’argent dévalorise plutôt celui qui paie que celui qui le reçoit, raison pour laquelle les hommes ne se vantent pas d’aller chez les prostituées, il permet de nier les raisons de leurs désirs pour elles : « L’argent colmate la question du pouvoir qu’exerce la prostituée sur le client au point qu’il se dégrade tout en ayant conscience [25]. »
40
Pour justifier ses affirmations et répondre à des questions telles que « Pourquoi le sexe est-il important ? » « Pourquoi met-on des sentiments dans le sexe ? » « À quoi sert la pénétration ? » ou encore « La mère est-elle une prostituée qui s’ignore ? », « Les putains sont-elles des saintes ? », Elsa Cayat reprend les textes fondateurs de Freud sur la vie amoureuse, sur la théorie de la sexualité ou encore sur l’au-delà du principe de plaisir, et cherche les coordonnées psychiques du désir masculin dans l’enfance pour expliciter comment se construit la relation à l’autre, et comment les phénomènes inconscients vont la déterminer.
41
Dans le sillon de Lacan, elle rappelle l’importance des mots, l’aliénation des sujets à la langue et détache l’organe de la fonction : « Si le fantasme lié au pénis est si tenace, si les symptômes qui se greffent autour de cet organe sont si douloureux, ce n’est pas pour ce qu’il est en tant que tel mais pour ce qu’il représente, à savoir, le pouvoir des mots [26]. » Elle reprend la formulation de Lacan « L’inconscient est structuré comme un langage » pour la redire à sa façon : « … je dirais que l’inconscient est un trajet balisé par des mots à double ou triple sens (parfois plus) qui concernent et interrogent la question de l’être à travers le fantasme de l’autre ». Le rôle de l’analyse est de « désamorcer la bombe » dont les mots sont porteurs, et de permettre au sujet de franchir « le mur grammatical du son » pour qu’il puisse assumer ses désirs, délestés de l’illusion qui les conditionnent. La prostitution est, à l’opposé, une illusion qui entretient l’aliénation de l’homme dans une mécanique implacable (mec-à-nique, souligne Elsa Cayat, prenant le signifiant au pied de la lettre [27]).
42
À la fin de Un homme + une femme = quoi ?, il y a plus de quinze ans donc, Elsa Cayat a écrit un paragraphe qui, depuis le 7 janvier, prend un relief particulier et que je citerai donc en guise de conclusion : « Ce plus [de plaisir entre un homme et une femme] est possible, à la condition de savoir que ce que veut l’être humain, c’est de l’amour et rien d’autre, et que la haine n’est qu’un phare destiné à faire écran à cette détresse humaine, à ce fait d’être humain, mortel, de chair et d’os, d’avoir été projeté dans le monde sans avoir donné son avis, […] d’être de passage sur cette planète qui s’appelle Terre, de faire un petit tour et de s’en aller [28]. »
[1]
http://www. terredecolobris.com
[2]
http://www.humanite.fr/elsa-cayat-et-le-divan-de-charlie-562233
[3]
Un homme + une femme = quoi ?, écrit en 1998, réactualisé en 2007 pour sa réédition chez Petite Bibliothèque-Payot, Paris.
[4]
Paris, Albin Michel, 2007.
[5]
« En quoi la fétichisation de la science par la technocratie aboutit-elle à la négation de l’homme et à l’éradication de la pensée ? », dans L. Khaïat, C. Marchal (sous la direction de), Enfance dangereuse, enfance en danger ?, Toulouse, érès, coll. « Enfance et parentalité », 2007, p. 189-202 ; et « L’écart entre le Droit et la loi », dans L. Khaïat, C. Marchal (sous la direction de), La maîtrise de la vie – Les procréations médicalement assistées interrogent l’éthique et le droit, Toulouse, érès, coll. « Enfance et parentalité », 2012, p. 235-250.
[6]
http://www.la-croix.com/Actualite/France/Hommage-a-la-psychanalyste-Elsa-Cayat-2015-01-09--1264607
[7]
http://www.elle.fr/Societe/News/Charlie-Hebdo-qui-etait-Elsa-Cayat-la-seule-femme-victime-des-terroristes-2875040. http://tenoua.org/hommage-elsa-cayat/ ; cf. le texte prononcé par le rabbin Delphine Horvilleur lors des funérailles d’Elsa Cayat, le 15 janvier 2015.
[8]
E. Cayat, Un homme + une femme = quoi ?, op. cit., p. 180.
[9]
Ibid., p. 64, 154, et 95.
[10]
Ibid., p. 61.
[11]
Ibid., p. 24.
[12]
Ibid., p. 77.
[13]
E. Cayat, citée par le rabbin Delphine Horvilleur, cf. note 7.
[14]
E. Cayat, Un homme + une femme = quoi ?, op. cit., p. 24.
[15]
Ibid., p. 82-83.
[16]
Ibid., p. 164.
[17]
E. Cayat, « L’écart entre le Droit et la loi », op. cit.
[18]
Cf. note 5.
[19]
E. Cayat, A. Fischetti, Le désir et la putain – Les enjeux cachés de la sexualité masculine, op. cit.
[20]
Ibid., p. 9 et 27.
[21]
Ibid., p. 118.
[22]
Ibid., p. 232 et 236.
[23]
Ibid., p. 126.
[24]
Ibid., p. 87.
[25]
Ibid., p. 108, 117, 119.
[26]
Ibid., p. 103.
[27]
Ibid., p. 143 et 146.
[28]
E. Cayat, Un homme + une femme = quoi ?, op. cit., p. 137.
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